FERNANDO PESSOA

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« Bernard Flouret nous a autorisés à publier quelques extraits de sa Défense de Fernando Pessoa (en préparation), ouvrage dans lequel il soutient que Pessoa est, malgré la partie de son oeuvre laissée inachevée, un Titan de la Littérature. » (Michel Valtin)
"Ce choix que Pessoa effectue dans ses écrits avant publication, il entend l'exercer aussi par rapport aux oeuvres qu'il a déjà publiées. C'est ce qu'il fait dans sa Table Bibliographique publiée en 1928, et c'est ce qu'il fait encore dans la Note autobiographique qu'il rédige le 30 mars 1935, quelques mois avant sa mort, où il donne un second bilan de ses oeuvres publiées. "Pour le moment, écrit-il, l'oeuvre est essentiellement dispersée dans plusieurs revues et publications occasionnelles." Il laisse ainsi entendre que, par la suite, elle devrait être réunie et publiée sous forme de livres. Pessoa effectue ensuite un tri dans les livres et les brochures qu'il a déjà publiés, et reconnaît comme valables Trente-Cinq Sonnets (en anglais), 1918 ; English Poems I-II et English Poems III (également en anglais), 1922 ; et le livre Message. Il renie la brochure L'Interrègne. Et il se propose de remanier plus tard ses oeuvres publiées dans des revues ou sous forme de brochures ou de livres, et d'effectuer un autre tri parmi elles : "Il importe de revoir tout cela et peut-être d'en éliminer une bonne partie", conclut-il."
"Pessoa manifeste donc très clairement une volonté de soumettre son oeuvre à une exigence de perfection artistique."
(Bernard Flouret)

Défense de Fernando Pessoa :

(Extraits publiés sous forme d'articles dans les numéros 33 (3,40 euros), 56 (3,40 euros) et 68 (3,40 euros) de La Petite Revue de l'Indiscipline).
Voici d'abord quelques extraits tirés du numéro 56 de La Petite Revue de l'Indiscipline :

 

L’idée de défendre Pessoa peut paraître étrange, aujourd’hui où sa gloire semble définitivement acquise. Ce qui peut paraître plus étrange encore est qu’il s’agit de le défendre contre certains de ceux qui ont beaucoup oeuvré pour le faire connaître. En effet, après Le Théâtre de l’Être (1985), où Teresa Rita Lopes a montré fort peu de respect pour le poète, Robert Bréchon, qui a eu le mérite de publier une édition des oeuvres de celui-ci en français, a fait paraître, à l’automne 1996, chez Christian Bourgois, une biographie de Pessoa, énorme livre de 600 pages, dont l’ambition semble être de condamner le plus grand poète du Portugal à passer auprès du public français pour un raté complet
J’ai d’abord entrepris de traiter par l’ironie quelques sottises vraiment énormes, puis, au cours de ce travail, j’ai saisi l’occasion qui s’offrait à moi de développer certains points de vue qui me sont chers - à moi, qui me prétends disciple de Pessoa -; et ce qui, à l’origine, avait été conçu comme un petit article satirique a grandi jusqu’à atteindre les dimensions d’un essai relativement long. Je ne le regrette pas, si je suis parvenu à peindre l’homme de génie - prétendûment raté - qui, en dépit d’un destin contraire, réussit, à force de travail et de persévérance, à hisser son oeuvre sur les sommets.
(...)

 

DÉFENSE DE FERNANDO PESSOA

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Extraits tirés du numéro 33 de La Petite Revue de l'Indiscipline :

 

"Nul ne réussit dans tout ce qu'il entreprend. En ce sens, nous sommes tous des ratés. L'essentiel est de savoir ordonner et poursuivre les efforts de notre vie." (Conrad)
 

PESSOA, UN RATÉ ?

 

A ceux qui, à la suite d'Octavio Paz, prétendent que "les poètes n'ont pas de biographie", ou même que Pessoa n'aurait jamais existé, Robert Bréchon répond, pour justifier son projet, que Pessoa a eu un corps, un état civil authentique, une naissance et une mort. Le biographe se reconnaît deux prédécesseurs, et il entreprend, après eux, "de raconter la vie d'un homme qui se trouve être aussi un poète". Jusqu'ici, cela paraît assez raisonnable. Les choses se gâtent lorsque Robert Bréchon entend défendre l'expli-cation de l'oeuvre par l'homme :
"Connaître la vie de Pessoa ne détourne pas de son oeuvre, bien au contraire. Dans son cas encore plus que dans les autres la vie explique l'oeuvre, comme l'oeuvre explique la vie. Elles se contiennent l'une l'autre. On a parlé de son "oeuvre-vie"." (pages 16-17)
Voilà, à mon sens, un très bel exemple de galimatias double, c'est-à-dire qui n'est compris ni par le lecteur, ni par l'auteur. - La poule expliquerait l'oeuf, comme l'oeuf expliquerait la poule. La poule contiendrait l'oeuf, comme l'oeuf contiendrait la poule. La difficulté est qu'il ne s'agit pas de la même poule. Alors, pourquoi ne pas parler d'un "oeuf-poule" ? - Plutôt que de tenter de définir l'oeuvre et la vie, et d'opérer une première distinction élémentaire, pour que l'on sache au moins de quoi l'on parle, Robert Bréchon préfère affirmer que la vie et l'oeuvre ne font qu'un, amalgamer les écrits littéraires de Pessoa avec ce qu'on connaît ou croit connaître de sa vie, en faire un paquet, et faire de ce paquet le sujet d'un ouvrage!
En mélangeant l'oeuvre et la vie de Pessoa, et en effaçant de son oeuvre et de sa vie tout ce qui ne correspond pas à la nouvelle entité, il est alors possible de présenter Pessoa comme un raté complet, et son "oeuvre-vie" comme l'échec le plus lamentable, qui, après sa mort, aboutit à la transfiguration la plus haute : "Il est de ces artistes dont le destin est de "débuter après la mort ". Son éclatante gloire nationale posthume, qui ne peut se comparer qu'à celle de Victor Hugo chez nous, ne doit pas faire illusion. De son vivant, il a tout manqué : carrière, amours, relations sociales, oeuvre" (p. 22).
On a bien lu : Pessoa a raté même son oeuvre. Et, à l'appui de son idée, Robert Bréchon ajoute : " Selon les critères habituels, il était un raté. "Un bon à rien", disait l'un de ses proches au médecin venu le visiter sur son lit de mort. Sa famille le méprisait (...)".
La compétence littéraire de Robert Bréchon est-elle si incertaine qu'il lui faille, faute de mieux, se retrancher derrière de semblables autorités ?
(...)
Robert Bréchon croit que l'échec subi par Pessoa dans sa tentative de fonder une imprimerie, à l'âge de 19 ans, en 1907, "a beaucoup compté". Pessoa "n'a pas su gérer son entreprise", soit. Mais la vie consiste-t-elle uniquement à gérer des entreprises, et en particulier lorsqu'il s'agit d'un poète ?
  

PESSOA ET L'ÉLECTION DE L'UNIQUE AMOUR

 (...)
Je crois avoir suffisamment montré que, pour Robert Bréchon, Pessoa serait non pas seulement un raté à la manière de Shakespeare, mais, plus prosaïquement, un raté tout court.
Comment le biographe explique-t-il cet échec ? Il ne serait pas dû à l'intelligence de Pessoa, mais à son caractère immature. Pessoa n'aurait pas su grandir : voici le portait résumé que Robert Bréchon nous trace du poète :
"Les vingt ans de Pessoa ne sont pas son bel âge, et il n'en est pas fier. Une part de lui a beaucoup plus de vingt ans, une autre beaucoup moins. Il lui faudra toute sa vie conduire cet attelage inégal d'une intelligence aussi mûre que s'il était déjà le vieillard qu'il ne deviendra jamais et d'un caractère resté immature, qui n'évoluera pas." (p. 113)
Qu'est-ce donc que la maturité telle que Robert Bréchon la comprend ? "L'âge d'homme, écrit-il, c'est traditionnellement le moment de l'"entrée dans la vie", qui consiste pour celui qui quitte la condition d'adolescent à choisir un métier, ou une filière d'études conduisant à un métier, et à "fonder une famille", ou du moins à fixer sa sexualité en élisant un unique amour. (...) D'une manière générale, c'est le moment où l'arbre immense des possibles se réduit à une branche unique. On sacrifie toutes les virtualités sauf une, pour que celle-là au moins puisse s'actualiser et faire de la vie un destin." (p.114)
C'est du joli ! Il ferait beau voir Robert Bréchon,armé de sa tronçonneuse, s'attaquer à l'arbre pessoen, et couper l'une après l'autre toutes les branches de ce chêne magnifique, pour n'en laisser qu'une seule, au bout de laquelle pendrait un unique gland!
C'est, selon Robert Bréchon, dans ce "choix restrictif" que se trouverait "la richesse de la vie réellement vécue", alors que tout le reste ne serait que "rencontres intellectuelles" :
"Mais ce choix restrictif est justement ce que Pessoa refuse le plus obstinément, ou ce dont il est le plus incapable." (p. 114)
Contrairement à ce que pense Robert Bréchon, Pessoa ne fut pas du tout un incapable de ce point de vue. Mais, trop avisé pour se laisser dicter son existence professionnelle par un cousin, il a opéré un choix restrictif qui n'a pas l'heur de plaire à Robert Bréchon : Pessoa a choisi son oeuvre.
Loin de critiquer ce choix comme insuffisamment restrictif, j'aurais tendance à estimer qu'il ne s'est pas révélé assez large. Pessoa a su le concilier avec une profession, des amitiés, une vie littéraire, et des publications dans des revues, des journaux, ou sous forme de brochures ou de livres. Il n'a apparemment pas su le concilier avec l'amour. Mais pourquoi supposer que la richesse de la vie réellement vécue se fût trouvée pour Pessoa dans une vie bourgeoise et dans l'élection de l'unique amour ? Pour ma part, je ne crois pas beaucoup au gland unique, et je n'écarte pas la supposition que le mariage d'Ophélie avec un pareil Hamlet se serait peut-être révélé désastreux.
(...)
Extraits publiés tirés du numéro 56 de La Petite Revue de l'Indiscipline :
UNE OEUVRE EXCEPTIONNELLE
(...)
La mort interrompt notre quête, laisse notre oeuvre incomplète, détruit nos projets et ruine nos espoirs. Pourtant, ce que Pessoa a réalisé, pendant les quarante-sept ans qu’il a passés sur cette terre, est considérable. L’oeuvre est inachevée. Mais, outre ce que Pessoa a publié de son vivant, le Cancioneiro et les oeuvres des trois principaux hétéronymes étaient presque terminés (voir les lettres à Gaspar Simoens du 28 juin 1932 et du 25 février 1933 ; à Casais Monteiro des 13 et 20 janvier 1935).
(...)

 

LE VÉRITABLE JUGEMENT ARTISTIQUE

 

(...)
Modestie mise à part, Pessoa fut-il mauvais juge de lui-même ? L’oeuvre publiée par lui de son vivant serait-elle vraiment, comme l’affirme Tabucchi, «une bagatelle, comparée au trésor posthume» ? Pessoa n’aurait-il publié pendant sa vie que des choses insignifiantes, et serait-ce seulement après sa mort qu’on aurait publié ses vrais chefs- d’oeuvre ? Faudrait-il supposer que Pessoa n’était qu’un maniaque de la perfection, que son génie s’exprime en réalité bien davantage dans les papiers retrouvés après sa mort que dans ses oeuvres, et qu’il aurait manqué du véritable jugement artistique, qui caractériserait les critiques pour lesquels les papiers de Pessoa représentent un trésor, et l’oeuvre achevée presque rien ?
(...)

LES PAPIERS DE PESSOA

 

 (...)
Pourquoi s’opposerait-on à la publication des écrits, littéraires ou non, de Pessoa, puisqu’ils intéressent non pas seulement un petit nombre de spécialistes, mais aussi des amateurs, et même un assez grand nombre de lecteurs ?
Seulement, la décision de publier les papiers de Pessoa est une chose, la décision d’appeler ces papiers son «oeuvre» en est une autre. Cette dernière décision appartient aux critiques, ou du moins à certains d’entre eux. Mais en quel sens les papiers de Pessoa constituent-ils son oeuvre ? Ce serait la moindre des choses que de distinguer nettement les oeuvres achevées ou presque achevées d’une part, et d’autre part les oeuvres inachevées, les ébauches et les projets. Or, non seulement certains critiques englobent les ébauches de Pessoa, ainsi que ses journaux, ses notes autobiographiques et sa correspondance, dans ce qu’ils appellent son oeuvre, mais ils se permettent même d’arranger et de modifier cette oeuvre prétendue selon leur fantaisie !
Par exemple, pour construire Le Théâtre de l’Être, Teresa Rita Lopes rassemble en un tas les écrits de Pessoa, sans se soucier d’aucune distinction de nature (écrits d’ordre littéraire aussi bien que correspondance, notes autobiographiques et journaux ; oeuvres orthonymes aussi bien qu’hétéronymes), de genre, de degré d’achèvement ou de dates de composition. Elle découpe ensuite des morceaux dans l’ensemble ainsi constitué, pour en faire les tirades de Pessoa-le-Poète et de ses personnages (c’est apparemment ce qu’elle appelle «suivre Pessoa dans ses labyrinthes»), puis elle recolle bout à bout les extraits ainsi obtenus, mais pas au bon endroit ni dans le bon ordre : c’est peut-être ce qu’elle entend par «s’efforcer de trouver le chemin du retour»! Il semblerait que, pour pénétrer dans les écrits achevés et inachevés de Pessoa, Le Théâtre de l’Etre soit une sorte de fil d’Ariane, dans lequel Teresa Rita Lopes ne fait que s’empêtrer !
Pour compléter le tableau, la commentatrice entreprend de justifier cet empêtrement. D’après elle, les critiques n’ont pas su prendre au sérieux l’affirmation de Pessoa selon laquelle il est essentiellement un poète dramatique. Pourquoi ?
«C’est qu’il fallait, écrit-elle, survoler cette forêt amazonique qu’est l’oeuvre de Pessoa pour se rendre compte à la fois de son ample richesse et de sa rigoureuse unité. Ce n’est que vue d’en haut, dans son ensemble, qu’elle peut être comprise : on s’apercevra que le fleuve où nous avons navigué n’est que le bras d’un vaste réseau, qu’il récupère l’eau d’une cascade dont on avait à peine pressenti le tourbillon parce qu’elle était cachée à nos yeux par une montagne qui n’est d’ailleurs - on s’en rend compte à présent - qu’une perle d’un vaste collier. Nous avions eu la vision fragmentaire de celui qui regarde au microscope le pétale d’une marguerite sans tenir compte de ce que ce pétale appartient à une fleur, même à une inflorescence.»
Cette avalanche de comparaisons est passablement incohérente, assurément, mais il faut considérer que, pour prendre au sérieux l’affirmation de Pessoa, et pour voir en lui un dramaturge, au sens où l’on entend habituellement ce mot, Teresa Rita Lopes était obligée de nier une évidence : la diversité des formes sous lesquelles se présentent les écrits de Pessoa. Il lui fallait se débarrasser de ces formes gênantes pour pouvoir saisir ce qu’elle appelle «l’oeuvre» dans une vision dramatique d’ensemble, et transformer des écrits tout à fait hétérogènes en un semblant d’oeuvre dramatique.
(...)

LA FIDÉLITÉ À L’ESPRIT QUI ANIMAIT PESSOA

 

Robert Bréchon, pour sa part, entreprend de gommer que l’oeuvre de Pessoa est une réussite extraordinaire. Aussi, de même qu’en mélangeant l’oeuvre et la vie de Pessoa, il s’efforce de faire passer le plus grand poète du Portugal pour un raté complet, il prétend, en mélangeant l’oeuvre achevée ou presque achevée avec les oeuvres inachevées, les ébauches, les oeuvres abandonnées et les brouillons, réduire ce qu’il appelle l’oeuvre de Pessoa à «des milliers de pages de vers et de prose en vrac», et donc à un «chantier» ou à un «champ de ruines» (p. 22). Selon lui, Pessoa aurait seulement rêvé d’être un Virgile ou un Dante, mais «il n’était pas un constructeur, ni un artisan, peut-être même pas un artiste» (p. 408), et il a raté son oeuvre comme le reste de son existence.
Faut-il considérer ce beau résultat comme un chef-d’oeuvre de déontologie ?
Contrairement à Robert Bréchon, les premiers éditeurs de Pessoa, Simoens et Montalvor, n’ont pas vu le grand poète comme un raté, ils n’ont pas considéré le contenu de sa malle comme une masse informe de manuscrits ou un tout indifférencié, et ils ont essayé de distinguer, dans ses papiers, ce qui était achevé, ou presque achevé, de ce qui l’était moins :
«Dans cette grande malle... il y avait de tout : depuis la note prise au vol dans la marge d’un journal jusqu’à la composition dûment dactylographiée, prête pour l’impression.» Simoens et Montalvor expliquent leur choix : «Que devions-nous faire ? Publier tout, indistinctement, ou seulement les morceaux qui nous paraissaient avoir trouvé leur forme définitive et parfaite ? Nous avons hésité un moment, mais nous avons fini par prendre le parti de publier les compositions que nous jugions dignes de représenter le génie discipliné de Pessoa...»
Loin d’estimer que Simoens et Montalvor se sont ainsi efforcés de rester fidèles à l’esprit qui animait Pessoa, Bréchon juge que «cet aveu marque les limites de l’admiration des deux disciples».
Sans doute Bréchon éprouve-t-il pour Pessoa une admiration illimitée : il admire apparemment, en bloc, et au même degré, tout ce qu’a écrit Pessoa, y compris les ébauches, les brouillons, les oeuvres avortées ou reniées ! Mais cette admiration illimitée n’est-elle pas contradictoire avec l’idée chère à Bréchon que Pessoa est un raté complet, que son oeuvre est une masse informe, un chantier ou un champ de ruines ? Vous n’y êtes pas : ce que Bréchon admire en Pessoa, c’est précisément la quantité de littérature produite ! c’est qu’il fut un raté pendant sa vie, et un génie après sa mort ! c’est que la révélation progressive du contenu de la malle a suscité la gloire éclatante que l’on sait, et transformé le poète raté en poète transfiguré !
(...)

 

LA PRÉTENDUE TRANSFIGURATION DE PESSOA

ET L’ÉGLISE PESSOENNE

 (...)
Selon Robert Bréchon, Pessoa «n’a pas seulement accepté et assumé le malheur, il l’a choisi. Il a sacrifié le bonheur terrestre à une «grandeur» qui n’est pas de ce monde. Il a cru à cette alchimie de la souffrance qui change l’échec en gloire, sans qu’il soit toujours possible de savoir, en le lisant, s’il s’agit de la gloire profane des héros de Plutarque ou de la gloire divine des élus au «dixième ciel» du paradis.» (p. 23).
Si la gloire à laquelle croyait Pessoa reste peut-être quelque peu ambiguë, la « transfiguration » réalisée par ses critiques ne l’est pas du tout, et Robert Bréchon nous le fait comprendre très clairement. Dans les pages 26 et 27 de sa biographie, pages qui constituent la conclusion du «Prélude», il paraît d’abord blâmer l’essayiste Eduardo Lourenço pour avoir osé écrire que le génie apporte au monde une « lumière nouvelle », et que le critique, ayant été «illuminé» par cette lumière «a le devoir de la communiquer, d’être son apôtre.» Dans une phrase de transition, Robert Bréchon déclare alors : « Je me méfie en général des dévôts, mais je dois bien confesser que j’ai de la dévotion pour Pessoa.» «Coup de foudre», «conversion», «ferveur», bagatelles que ce vocabulaire par lequel l’auteur affirme sa piété. Voici plus intéressant :
«Notre petite Église universelle est différente de toutes les autres sociétés d’«amis» d’écrivains ou d’artistes que je connais. Quand nous nous retrouvons pour un colloque ou un congrès, j’ai vraiment le sentiment qu’il s’agit, entre nous, de quelque chose qui dépasse l’art ou la littérature.» Pessoa était plus modeste : car, pour lui, il avait seulement l’impression de dépasser Camoens.
Mais ce n’est encore rien. Le délire «transfigurateur» qui semble s’être emparé de Robert Bréchon va plus loin encore : lors d’un congrès, il se laisse aller à rêver de la sorte : «Nous voici, ayant traversé les océans ou les continents, unis par notre attachement à un homme qui n’est jamais sorti de chez lui, et qui a perdu sa vie pour que la nôtre soit plus belle. Les mots que nous échangeons n’ont pas d’importance ; ils sont un rituel pour instituer entre nous sa présence. Nous faisons cela en mémoire de lui.»
Si je comprends bien ce dont il s’agit, Pessoa serait le Christ d’une Église dont Robert Bréchon serait l’un des évêques ! Et la «transfiguration» de Pessoa serait non pas, comme le poète avait pu le penser, l’oeuvre du Grand Architecte de l’Univers, l’aboutissement de «la terrible et religieuse mission que tout homme de génie reçoit de Dieu avec son génie», «pour faire progresser la civilisation et élargir la conscience de l’humanité». Non. La transfiguration de Pessoa serait le résultat de la liturgie célébrée par les prélats de l’Église Pessoenne au profit d’eux-mêmes !
Après ce miracle accompli et renouvelé par certains spécialistes au cours des grand-messes pessoennes que sont apparemment les Congrès Pessoa, il faudrait reconnaître leur éminent mérite ? Après le mépris qu’ils affichent pour Pessoa et son oeuvre, peut-être voudraient-ils que nous baisions leur anneau épiscopal ?
(...)
Bernard Flouret

 

 Extraits tirés du numéro 68 de La Petite Revue de l'Indiscipline :

 

PESSOA, UN RATÉ À LA MANIÈRE DE SHAKESPEARE ?

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LA PEINTURE DE L'ÉCHEC UNIVERSEL

 

 

Il est vrai que Pessoa peint en quelques-uns de ses hétéronymes (Álvaro de Campos et Bernardo Soares en particulier) des gens qui se plaignent d'avoir "tout raté", et que, dans son oeuvre propre, il se lamente souvent au sujet de ses échecs, allant jusqu'à déclarer dans le trente-cinquième Sonnet :

"Moi, qui en tout ai échoué".

 

"Qu'il ait eu une conscience aiguë de ses échecs, affirme Bréchon, et qu'il en ait atrocement souffert, toute l'oeuvre en témoigne ; et, plus que n'importe quel autre écrit, le poème de Campos Bureau de Tabac" (page 23).
Je comprends tout à fait que Robert Bréchon veuille considérer Pessoa en tant qu'auteur, et ses hétéronymes, comme des témoins de sa vie privée, car cela lui permet de se poser lui-même en juge, qui peut alors condamner l'écrivain malheureux comme un raté complet.
Seulement, ce qu'on exige en général d'un témoin, c'est qu'il se montre d'une exactitude rigoureuse, qu'il n'exagère pas, et qu'il ne passe pas sous silence une partie de la réalité (en l'occurrence, les réussites). Or le prétendu témoin, Pessoa en tant qu'auteur, et inventeur des hétéronymes, est un poète et un visionnaire. Il crée des personnages qui sont différents de lui-même et, souvent, beaucoup plus ratés que lui-même. Il noircit le tableau et voit l'échec partout.
 
(...)

 

Entre la vie et l'oeuvre, il existe un écart important. Le vécu est comme une matière brute, dont, pour réaliser son oeuvre, le poète ne retient qu'une partie, qu'il élabore et transforme, afin d'en extraire la quintessence. Et la quintessence est tout autre chose qu'une image fidèle des quatre essences primitives.
Il est d'ailleurs permis de penser que l'intérêt d'un rapport minutieux sur les échecs de Pessoa serait somme toute assez faible. En tout cas, l'objet de l'oeuvre n'est pas d'établir ce rapport, ni de témoigner de la vie privée.
De quoi l'oeuvre témoigne-t-elle donc ? Elle témoigne du génie de Pessoa dans la peinture de l'échec et du sentiment d'échec. L'échec en lui-même est peut-être déplorable. Qu'importe, pour nous, lecteurs, si la peinture est réussie ? Et puisque la peinture est extraordinairement réussie, le peintre, au moins en tant que peintre, n'a pas échoué.
C'est là une réserve très importante. L'oeuvre de Pessoa est une réussite extraordinaire. Une fois cela admis, il n'y a aucun inconvénient à reconnaître que Pessoa a subi des échecs graves, et qu'il en a souffert.
D'ailleurs, l'inventeur de Campos et Soares ne se borne pas à peindre l'échec de quelques individus, il peint un échec beaucoup plus général.
(...)

 

Inscriptions est une des oeuvres qui peint le mieux l'échec universel. (...) La ville, qui n'a cessé d'être construite et reconstruite, symbole de l'activité humaine, n'est au fond qu'un écran qui exhibe le rien. La pensée qui a présidé à cette construction est dépourvue de sens, et ressemble à une cruche brisée qui gît contre le mur du Temps.

 

PESSOA, CRÉATEUR DE PERSONNAGES ET DRAMATURGE

 

 

A n'en pas douter, l'échec est le sort commun. Se considérant comme un homme supérieur, parce qu'il est un homme de pensée, Bernardo Soares, dans un autre fragment, constate que se connaître est impossible : nous ne faisons que nous ignorer nous-mêmes ; et, contemplant les toits de la ville à la clarté lunaire, le prosateur conclut : "J'ignore, comme ces toits. J'ai échoué, comme la nature entière."
L'univers lui-même est un échec. Dans Mon coeur saigne..., Pessoa pose magnifiquement la question de l'imperfection du monde, et de la vanité possible de nos efforts pour le parfaire. Il y a contradiction entre notre aspiration au bien, notre volonté de le faire aboutir, et le mal inévitable. L'homme paraît impuissant à remédier à l'échec du monde :

 

"Et quel plan aboli avant d'être accompli
En fut réduit à être monde, norme, incurie ?
Monde imparfait, pourquoi fut-il donc érigé ?
Comment le terminer, rudimentaire temple ?
Si le secret nous manque, avec quoi l'ériger ?"

 

Ce problème de l'échec, qui est celui de l'univers, Bréchon voudrait le réduire à son aspect purement individuel. Il veut voir, par exemple, en Bernardo Soares, "le néant que Pessoa découvre en lui-même quand il cesse de feindre" (p 490). Ce dernier dirait la vérité sur lui-même sous la plume de son semi-hétéronyme, et Le Livre de l'Intranquillité ne serait pas le résultat d'un projet littéraire, une oeuvre romanesque inachevée, mais un journal intime de Pessoa. Or Pessoa n'est pas du tout un auteur de Confessions, qui, semblable à Rousseau, aurait eu pour projet de peindre "un homme dans toute la vérité de la nature". À l'inverse de Rousseau, Pessoa est un dramaturge, en ce sens qu'il est un créateur de personnages, ou, si l'on préfère, de masques de lui-même. Peindre un homme dans toute la vérité de la nature est possible pour Rousseau, qui croit pouvoir dire la vérité sur sa personne. Mais Pessoa ne sait pas qui il est. Ce qu'il connaît de lui-même, ce sont des reflets dans une salle "peuplée d'innombrables et fantastiques miroirs", qui gauchissent une seule réalité antérieure ("Une Chambre de Miroirs"). Dans le huitième Sonnet, il développe l'idée que, sous les masques superposés, se trouvent encore des masques et qu'il n'existe pas de visage non masqué :

 

"Et quand une pensée démasquerait notre âme,
Elle ne démasquerait pas sans être, elle-même, masquée."
 
Si Pessoa ne donne de lui-même que des masques, des reflets dans des miroirs, ou des personnalités partiellement fictives, il est clair que Bernardo Soares ne représente qu'un masque de Pessoa parmi d'autres, et non pas la prétendue vérité de son inventeur.
 

UN SHAKESPEARE RATÉ ?

 

Est-il bien certain qu'en créant les personnages de ses tragédies, Shakespeare traduise une tragédie personnelle ? De même que ses comédies sont plus drôles que ne l'est d'habitude la réalité, ses tragédies, même si elles paraissent aussi tragiques que la vie l'est parfois, ne seraient-elles pas - contrairement à ce que Pessoa suppose - beaucoup plus tragiques que ne le fut sa vie ?
Peut-être est-ce le contraire pour Pessoa. Si beaux que soient ses poèmes, si intensément qu'ils expriment sa souffrance, ne seraient-ils pas moins grands que sa tragédie personnelle ? N'en traduiraient-ils qu'une partie ? Une part de sa souffrance aurait-elle été inexprimable sous forme littéraire ? Puisque Pessoa emploie le mot de tragédie, faut-il supposer qu'il a souffert comme un personnage d'une tragédie de Shakespeare ? Et d'ailleurs ne serait-il pas fou, ou à demi fou, comme Hamlet et, plus encore, comme Timon ou Le Roi Lear ?
Si Pessoa a échoué à traduire sa tragédie personnelle dans des oeuvres aussi puissantes que celles de Shakespeare, si aucune de ses oeuvres n'est plus tragique que sa propre vie, serait-ce lui, le Shakespeare raté ?
Sa tragédie consiste-t-elle à n'être rien, et à rêver tous les rêves du monde, pour reprendre les mots qu'emploie Álvaro de Campos dans Bureau de Tabac ? Consiste-t- elle à connaître l'échec et, comme Campos et Soares, à rêver d'être des Césars ?
"Combien de Césars ai-je déjà été, et rêve encore d'être ? demande Bernardo Soares.
"Combien de Césars, oui, mais jamais pour de bon. Je n'ai été véritablement impérial qu'autant que je rêvais, et c'est pourquoi je n'ai jamais rien été!"

 

LE CRÉATEUR DE TOUTE UNE LITTÉRATURE

 

Serait-ce par défaut de volonté que Pessoa n'a pas pu être un César ? "Nous arrivons toujours, écrit-il dans Érostrate, au point essentiel de tout triomphe, qu'il ait triomphé des circonstances adverses ou de l'inertie du futur : la volonté, la volonté seule, nous fait vaincre."
Mais si la volonté consiste à réagir contre le manque de volonté, contre la tendance à ne rien faire et à toujours tout remettre au lendemain, on ne saurait accuser Pessoa de n'en avoir pas montré.
Ce prétendu manque de volonté ne serait-il pas, plutôt, un manque de motivation ? En effet, la ruine de l'illusion entraîne pour Pessoa le découragement. La réalité ne correspond pas au désir et lui oppose un démenti. Désormais, tenter de réaliser le désir n'en vaut pas la peine. L'illusion disparue, tout est mort et flétri :
 
"Je ne suis rien, ne peux rien, ne poursuis rien.
(...)
Avoir raison, obtenir la victoire et l'amour,
Cela s'est flétri sur la tige morte de l'illusion."
 
(Cancioneiro)

 

C'est là du moins ce que Pessoa prétend, ou imagine dans ce poème. En réalité, tout ne s'est pas flétri en lui. Si nous choisissons de comparer sa personnalité à un arbre, l'arbre pessoen produit une étrange impression de déséquilibre.
Une partie de l'arbre, empoisonnée par l'illusion, semble malade, rabougrie et presque moribonde. Pourtant, l'autre partie du tronc est extraordinairement vigoureuse, et sur ses branches, aux ramifications nombreuses, s'épanouissent la poésie de Pessoa et même toute une littérature.

 

LE PLUS GRAND POÈTE DU PORTUGAL

 

"Sois pluriel comme l'univers!"s'exclame Pessoa. Dans son oeuvre, Shakespeare a réussi ce tour de force de réaliser la multiplicité dans l'unité. Au contraire, Pessoa n'a réussi à être que lambeaux de lui-même
Est-ce à dire qu'il soit un anti-César qui marche de défaite en défaite ? Comme Bernardo Soares, aurait-il assisté, incognito, à la déroute progressive de sa vie, au lent naufrage de tout ce qu'il aurait voulu être ? Est-il, comme son semi-hétéronyme, un sombre stratège qui, ayant déjà perdu toutes les batailles, trace à l'avance, sur le papier de ses plans, et en savourant chaque détail, le schéma précis de sa retraite finale, à la veille de chaque nouvelle bataille ? Serait-il, comme Bernardo Soares encore, un anti-César qui dresse bien haut l'étendard de la défaite, tandis qu'il s'enfonce dans les sables mouvants, et qui emporte avec lui la conscience de cette défaite comme une ultime victoire ?
Mais cela, c'est seulement ce que Pessoa imagine pour le Livre de l'Intranquillité. Car lui-même est au moins double. A certains moments, il imagine peut-être lui aussi qu'il n'est rien, et qu'il a échoué en tout. Mais, à d'autres moments, il reprend confiance en lui-même et en sa mission, et s'efforce de devenir le plus grand poète du Portugal.
N'est-ce pas lui, Pessoa, qui est un paradoxe vivant, qui est à la fois un très grand poète et un raté, un Roi qui a renoncé à son royaume, déposé sceptre et couronne, - et le super-Camoens ? Le portrait de Shakespeare par Pessoa n'est-il pas plutôt Pessoa lui-même, ou sa caricature ?

 

UN SISYPHE

 

Dans la réalité, Pessoa n'est ni un César, ni un anti-César, mais plutôt un Sisyphe. Il ne peut pas être un César, car pour lui le combat se présente de manière trop difficile. Pour reprendre une expression de Bernardo Soares, "le château d'avant la vie est tombé en ruines". Tout semble perdu d'avance. D'où le découragement et la tendance à tout repousser au lendemain.
Mais Pessoa lutte contre cette tendance. Au contraire d'Álvaro de Campos qui, ajournant toutes les tâches, déclare : 
"Demain, je m'assoirai à mon bureau pour conquérir le monde",
Pessoa, lui, s'attelle au travail quotidien, sans cesse poursuivi et recommencé ; les conquêtes se font, non par grandes avancées, mais pas à pas, péniblement. Il travaille par devoir et malédiction, souvent sans joie, non dans l'enthousiasme créateur, mais dans la souffrance, pour obéir à la Loi des Maîtres et du Grand Architecte de l'Univers.
Il ne fut pas un César, mais un Sisyphe, un Sisyphe qui, au cours des années, a tout de même réussi à rouler un nombre impressionnant de rochers aux sommets des montagnes.
 

PESSOA, UN RATÉ À LA MANIÈRE DE SHAKESPEARE

 

Raté comme dramaturge, du moins par rapport à l'auteur d'Hamlet, Pessoa n'en demeure pas moins un très grand poète et un grand romancier. Que, sous la pression et l'oppression de la vie, son pouvoir créateur ait éclaté en mille fragments, qu'il n'ait été que lambeaux de lui-même, que, chez lui, par suite de difficultés psychologiques ou affectives, les facultés supérieures de l'esprit aient été brisées ou aient fonctionné au ralenti, que sa volonté ait été entravée, qu'il ait éprouvé quelque difficulté à organiser ses oeuvres et à leur donner une forme définitive, sa réussite n'en demeure pas moins extraordinaire. Le peu de succès obtenu de son vivant, la souffrance due à la dépression et à ses échecs personnels, n'enlèvent rien à cette réussite, et placent seulement l'auteur de Message au nombre des génies victimes du malheur.
Shakespeare n'est évidemment absolument pas "le plus grand raté de toute la littérature", pas plus que, malgré l'opinion de Robert Bréchon, Pessoa n'est l'écrivain le plus raté. Toutefois, il n'est pas exclu que, semblablement à Pessoa, Shakespeare n'ait pas en partie échoué à élever son oeuvre jusqu'à la hauteur de son idéal.
Quant à la gloire, Pessoa ne l'a pas conquise de son vivant, de même que, à son époque, Shakespeare n'était sans doute pas reconnu (sauf peut-être par un tout petit nombre d'amateurs) comme le plus grand dramaturge de tous les temps. Mais c'est dans l'ordre des choses, si nous acceptons l'idée développée par Pessoa dans Érostrate, que le génie n'est pas reconnu de son temps, et que la récompense du génie, c'est l'immortalité.
Or cette récompense, Pessoa l'a maintenant obtenue, et si les vrais amateurs reconnaissent en général que Shakespeare peut être considéré comme le plus le plus grand écrivain de tous les temps, Pessoa est, quant à lui, le plus grand poète du Portugal.
La différence de la réussite de Shakespeare et de celle de Pessoa est donc une différence de degré, et non pas une différence de nature.
Si nous admettons qu'une part d'échec est inhérente à l'existence humaine, et que, semblablement à Pessoa, Shakespeare n'a pas complètement tout réussi, ni peut-être quant à la perfection de l'oeuvre, ni pour le succès et la gloire, nous pouvons conclure que Pessoa est un raté à la manière de Shakespeare.
Bernard Flouret
 Bernard Flouret

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