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Claudel



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Extrait de Claudel récupérateur de Rimbaud (paru dans notre numéro 140), de Maurice Hénaud :


L’enfer de Rimbaud n’est absolument pas celui de Claudel. C’est le royaume des morts, des « millions d’âmes et de corps morts » (Adieu), dont Jésus-Christ a ouvert les portes : « C’était bien l’enfer ; l’ancien, celui dont le fils de l’homme ouvrit les portes. » (Matin)

Au moment où Rimbaud remporte la victoire contre cet enfer ancien, il déclare : « Il faut être absolument moderne. » Ce qui est moderne, pour Rimbaud, c’est la science : « “Rien n’est vanité ; à la science, et en avant !” crie l’Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde. » (L’Éclair)

Tout le monde ? Mais n’existe-t-il pas encore quelques attardés, des gens qui en restent à l’Ecclésiaste ancien ? Laissons Rimbaud les qualifier : « Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. » (Adieu)


Loin de comprendre que Rimbaud a choisi la science et le positivisme, Claudel s’imagine que sa saison en enfer ne fut que la répétition de celle de Rimbaud :

« C’est vrai, je l’avouais avec le Centurion, oui, Jésus était le Fils de Dieu. C’est à moi, Paul, entre tous, qu’il s’adressait et il me promettait son amour. Mais en même temps, si je ne le suivais, il ne me laissait d’autre alternative que la damnation. Ah, je n’avais pas besoin qu’on m’expliquât ce qu’était l’Enfer et j’y avais fait ma Saison. Ces quelques heures avaient suffi pour me montrer que l’Enfer est partout où n’est pas Jésus-Christ. »

Claudel imagine seulement que la résistance de Rimbaud à l’appel de Dieu fut beaucoup plus longue que la sienne, puisqu’elle aurait duré dix-huit ou vingt ans, de 1871 ou 1873 à 1891. Il écrit en effet dans sa Préface aux Oeuvres d’Arthur Rimbaud, en 1912 :

« Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé. Sa vie, un malentendu, la tentative en vain par la fuite d’échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et qu’il ne veut pas reconnaître : jusqu’à ce qu’enfin, réduit, la jambe tranchée, sur ce lit d’hôpital à Marseille, il sache ! »

Rimbaud se serait finalement converti quelques jours avant sa mort, et Claudel croit donc pouvoir le récupérer.

Il existe toutefois des poètes qu’il est impossible de récupérer, parce qu’ils ne se convertissent pas. C’est, semble-t-il, le cas pour Mallarmé. L’annotateur du Journal de Claudel dans la collection de La Pléiade résume ainsi la mort de l’auteur d’Hérodiade :

« H. Mondor, op. cit., p. 800 : Mallarmé le 8 septembre a été pris d’un « grave accès de suffocation » ; p. 802, le lendemain vient le médecin : « Mallarmé qui veut faire la démonstration de sa crise de la veille, est tout à coup repris d’un spasme laryngé plus terrible... »

Comment Claudel interprète-t-il cette mort ? Dieu aurait-il négligé de faire savoir à Mallarmé ? Ou bien ce dernier n’a-t-il pas su saisir sa chance ? Claudel note dans son Journal, le 29 avril 1942 :

« Achevé le livre imbécile de H[enri] M[ondor] sur Mallamé où figure de moi un sonnet ridicule. Quel homme charmant, quels dons et quelle vie gâchée à la poursuite d’une chimère sans beauté, comme celle des anciens alchimistes. Singulière génération ! Pas une pensée dans ses dernières années pour Dieu et pour le salut de son âme. Une main l’étrangle et lui laisse q [uel] q [ues] heures de répit. Il n’en profite pas (semble-t-il) et de nouveau comme il essaye de mimer ce q [ui] vient de lui arriver la même main inexorable le reprend et lui tord le cou ! »

Quel Dieu exigeant et impitoyable ! A l’un, pour le réduire, il coupe la jambe, à l’autre, auquel il a laissé quelques heures de répit, il tord le cou ! Quel massacre il fait des poètes !

Claudel a-t-il bien jugé l’entreprise de Mallarmé ? Les questions de Dieu et du salut de l’âme ne lui font-elles pas oublier - ou même ne l’empêchent-elles pas de voir - la part de vraie beauté enfantée par la prétendue chimère ?

De même, trop sensible peut-être au message divin qui s’exprimerait à travers les oeuvres de Rimbaud, Claudel n’a, semble-t-il, pas très bien compris Rimbaud lui-même.

(…)

Avec sa Parabole d’Animus et Anima, Claudel ne prétend, nous l’avons vu, que nous faire « comprendre certaines poésies d’Arthur Rimbaud ». Dans La Messe Là-Bas (1919), au chapitre Lectures, il déclare qu’un livre peut nous donner une connaissance totale :


« Un livre est là sur l’autel qui contient tous les secrets de la vie et de la mort.

Silence ! pour tout savoir, pour tout nous expliquer il suffit

D’ouvrir à la place marquée d’avance les feuilles et de mettre assez près la bougie. »


Si toute la vérité nous est révélée dans un seul livre, à quoi bon tous les autres livres ? A quoi bon les efforts des hommes qui se sont interrogés sur le sens de l’existence, sur le monde qui nous entoure, sur les autres et sur eux-mêmes, et qui ont cherché la vérité et la sagesse ? A quoi bon le Prométhée enchaîné ? A quoi bon les oeuvres de Platon ? A quoi bon Plutarque ? A quoi bon Lucien ? A quoi bon Shakespeare ? A quoi bon Goethe ? A quoi bon Nietzsche ? A quoi bon Tchékhov ?

Il reste tout de même, pour Claudel, un deuxième livre, qui n’est peut-être pas entièrement inutile, et ce sont les oeuvres de Rimbaud ! Ce dernier en effet, ne représente-t-il pas le prophète supplémentaire qu’il faut rajouter aux prophètes de la Bible ?

Toutefois, comme ce prophète a donné lieu à des interprétations blasphématoires, il convient de le sanctifier. Et c’est apparemment pourquoi Claudel introduit Rimbaud au moment de la consécration ! Il s’agit, si je comprends bien, d’accomplir un anti-blasphème.

(…)

Et, pour couronner le tout, Claudel sait encore que, comme Saül et comme Jeanne d’Arc, Rimbaud a entendu une voix :


« Jusqu’à ce que dans ce port suprême où tu demandas à ta soeur de te conduire,

Tu entendes une voix disant : Rimbaud, pensais-tu toujours me fuir ? »


Mais cette voix, est-ce bien Rimbaud qui l’a entendue ? Ne serait-ce pas plutôt Paul Claudel ? Ce dernier écrit en effet dans Ma Conversion :

« (...) dès le soir même de ce mémorable jour à Notre Dame, après que je fus rentré chez moi par les rues pluvieuses qui me semblaient maintenant si étranges, j’avais pris une bible protestante qu’une amie allemande avait donnée autrefois à ma soeur Camille, et pour la première fois j’avais entendu l’accent de cette voix si douce et si inflexible qui n’a cessé de retentir dans mon coeur. »

(…)


Extrait de La Sainte Colère de Claudel (article paru dans notre numéro 140), de Maurice Hénaud :

Admettons que l’inspiration musicale puisse être parfois liée à la foi religieuse. Est-ce une raison pour confondre la puissance de création artistique avec le Saint-Esprit ? Haendel l’aurait fait, s’il faut en croire Claudel. Mais Rimbaud a-t-il jamais dit qu’il avait été « éclairé par un rayon d’en haut » ? Le génie poétique peut fort bien exister chez un quelqu’un d’irréligieux ou d’anti-religieux, comme chez Rimbaud, justement. Et au contraire, la foi non seulement peut exister sans le génie, mais même accompagnée de sottise (disons d’inintelligence si le mot paraît trop fort) et de délire.

Car qu’est-ce que cette union qui, dans l’esprit de Claudel, le lie à Rimbaud « par les fibres les plus secrètes », qu’est-ce que cet « intime hymen » de ces deux esprits, et qu’est-ce que ce Rimbaud « éclairé d’un rayon d’en haut » ?

Ce délire qui consiste à ériger Rimbaud en prophète du spiritualisme et du catholicisme a pour complément un rejet violent et insensé non seulement du positivisme, mais encore de très grands écrivains comme Rousseau, Voltaire, Stendhal, Goethe, Montaigne et bien d’autres…

(…)

Claudel affirme, le 7 décembre 1911, dans une lettre à Gide : « C’est l’incroyant au contraire qui ne dispose que d’un monde rétréci, amputé de moitié (« je crois en Dieu, créateur des choses visibles et invisibles… ») – et qui n’a au-dessus de lui que le plafond enfumé de son bureau. »

Vous le croyez ?

Nous pouvons répondre, à la suite de Rimbaud :

« Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’uni­vers ! »


Maurice HÉNAUD



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Maurice Hénaud


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