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Alain



En l’attente du livre de François Boron : L’œuvre d’Alain et sa signification pour l’indiscipline, qui, vu la lenteur avec laquelle il le compose, ne sera pas disponible de sitôt, il m’a paru intéressant de donner quelques points de rapprochements et de divergences possibles entre la pensée d’Alain et l’indiscipline.

« Je suis plus révolutionnaire que vous tous », écrit Alain, en répondant à une question. Il explique : « Je ne dis pas seulement que je n’ai aucune confiance dans aucun genre de chef ; ce serait trop peu dire. Au fond je suis assuré que tout chef sera un détestable tyran si on le laisse faire. » (Toutefois, dans le même Propos, Alain déclare : « Alexandre, Napoléon, Lénine, Trotski, ce sont des hommes divins ; ce furent des hommes divins au commencement. » Pour ma part, je n’y crois pas du tout.)

Les citoyens ne doivent donc pas se laisser gouverner. « Quelle que soit la constitution, dès que les citoyens se laissent gouverner, tout est dit. », affirme Alain dans un autre Propos. Plus loin, il écrit : « Semblable aux enfants, et ingénu moi-même en cela, je voudrais mettre en prison tous les méchants, et les bons sur le trône. Mais à peine aura-t-il la perruque et le manteau royal qu’il sera Louis XIV, c’est-à-dire infatuation et sottise sans mesure ».

Cela ressemble assez à de la véritable indiscipline !

A en croire Alain, un pauvre diable d’anarchiste fut son maître : « (…) Craignons donc de penser avec le Prince, telle est la suprême règle des pensées. Impures, voilà ce qu’elles sont, et à cause de cela, fausses. Sans oser croire que ce soit si simple, j’ai trouvé quelquefois que c’était simple en effet. Il n’y a qu’à refuser au pouvoir toute entrée dans nos pensées. »

Toutefois, Alain a-t-il adopté la manière de voir de son prétendu maître : « D’un côté le pouvoir et tous les avantages, de l’autre le pur jugement » ?

A un sage qui lui dit : « Le véritable anarchiste, c’est vous, Alain. », le philosophe répond : « Non seulement je paie mes contributions, mais je me réjouis lorsque je les paie, parce que cela me rappelle que je possède, en commun avec d’autres, un grand nombre de choses utiles, comme routes, ponts, phares, digues, écoles, bibliothèques, hôpitaux. », etc. Et Alain reconnaît, à part lui, qu’il est bien plus idolâtre que ne le croyait son interlocuteur.

Alain veut maintenir à la fois l’ordre et la liberté, par l’obéissance et par la résistance : « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance il assure l’ordre ; par la résistance, il assure la liberté. » Pour lui, les deux termes ne sont pas opposés, mais corrélatifs : « La liberté ne va pas sans l’ordre ; l’ordre ne va pas sans la liberté. »

Le philosophe met bien en évidence un des risques de ce qu’il appelle la désobéissance : « Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anrchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie ; et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. »

Sur ce point, Alain me paraît beaucoup trop absolu. D’après moi, il conviendrait de distinguer au moins plusieurs séries de cas :

Première série. La résistance violente se révèle plus forte que le pouvoir en place, mais elle emploie les moyens de la tyrannie et conduit à la dictature (cas de la Révolution Française, continuée par la Terreur, puis par la tyrannie de Napoléon Bonaparte) ;

Deuxième série. La résistance, soit violente, soit pacifique, est trop faible, il s’ensuit une répression, et la résistance est écrasée.

Troisième série. La résistance, par les moyens de la violence, parvient à vaincre la tyrannie, mais sans aboutir, toutefois, à un régime absolument tyrannique.

Quatrième série. La résistance ne prend pas les armes, mais elle se poursuit malgré la répression : c’est une résistance non-violente, comme celle des campagnes de désobéissance civile de Gandhi ou de Martin Luther King, ou plus généralement, comme celle des résistants et des opposants à la guerre.

Alain, pour sa part, est convaincu, nous l’avons vu, qu’on peut obéir en résistant. Il s’agit d’obéir uniquement à la nécessité. Alain propose une politique raisonnable, qui se maintient dans les limites du possible :

« (…) D’autant qu’une autre idée se montre quand je pense à ces lois aveugles qui font le vent sur la mer et les vagues. Je cède, et il le faut bien ; mais je parviens souvent aussi où je voulais, comme le bateau qui tire des bordées ; il cède à la nécessité ; mais il avance enfin contre le vent. Et je ne vois pas pourquoi on nous prêcherait d’obéir à la première sommation de la nécessité politique, quand l’homme navigue contre vent, par sa propre industrie, depuis tant de siècles. Sur cette mer politique, il serait bien lâche et bien au-dessous de l’homme de céder au premier flot, et d’aller d’abord comme une épave où le courant me mène, et non point où je veux aller. Encore mieux si je forme équipage avec des hommes qui vont justement où je vais. Hardi, donc, et tiens ta route. »

Selon Alain, « tout pouvoir est absolu », et « tout pouvoir est militaire ». pourtant, il convient que les citoyens résistent : « il faut comprendre ; il faut circonscrire l’idée ; il faut limiter, surveiller, contrôler, juger ces terribles pouvoirs ; car il n’est point d’homme au monde qui, pouvant tout et sans contrôle, ne sacrifie la justice à ses passions. C’est pourquoi cette obéissance des civilisés serait pour effrayer s’ils ne se juraient à eux-mêmes de résister continuellement et obstinément aux pouvoirs. Mais comment ? Que leur reste-t-il ? Il leur reste l’opinion. »

Les citoyens, bien obligés d’obéir, selon Alain, ne doivent pas se permettre de donner quelque chose de plus, d’acclamer, d’approuver, d’aimer le chef impitoyable. « Mais plutôt, écrit-il, je voudrais que le citoyen restât inflexible de son côté, inflexible d’esprit, armé de défiance, et toujours se tenant dans le doute quant aux projets et aux raisons du chef. Par exemple ne point croire, par un abus d’obéissance, qu’une guerre est ou était inévitable, que les impôts sont calculés au plus juste, et les dépenses de même, et ainsi du reste ; Exercer donc un contrôle clairvoyant, résolu, sans cœur, sur les actions et encore plus sur les discours du chef ; communiquer à ses représentants le même esprit de résistance et de critique, de façon que le pouvoir se sache jugé. »

Il y a dans le citoyen quelque chose qui ne doit pas obéir : « L’esprit ne doit jamais obéissance. Une preuve de géométrie suffit à le montrer ; car si vous la croyez sur parole, vous êtes un sot ; vous trahissez l’esprit. Ce jugement intérieur, dernier refuge, et suffisant refuge, il faut le garder ; il ne faut jamais le donner. Suffisant refuge ? Ce qui me le fait croire, c’est que ce qui subsiste d’esclavage vient bien clairement de ce que le citoyen jette au pied du chef son jugement aussi. Il admire (…) ».

Selon Alain, les Entretiens d’Épictète et les Pensées de Marc-Aurèle « furent et seront toujours le bréviaire des esprits indociles ». Car « il s’y trouve à chaque page le refus de croire et la volonté de juger ». L’esprit peut résister même à César. « Dès que le plus faible des hommes a compris qu’il peut garder son pouvoir de juger, tout pouvoir extérieur tombe devant celui-là. Car il faut que tout pouvoir persuade. » La pensée suffit-elle ? Que le sujet de César, répond Alain, « découvre cette vérité étonnante et simple, c’est que nul au monde n’a puissance sur le jugement intérieur ; c’est que, si l’on peut te forcer à dire en plein jour qu’il fait nuit, nulle puissance ne peut te forcer à le penser. »

La pensée est certes une condition nécessaire à la résistance : « Avant d’apprendre à dire non, il faut apprendre à penser non. »

Alain écrit d’ailleurs : « Penser, c’est dire non. » Dans bien des cas, « c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. »

Tout ceci ressemble assez, je crois, à ce que j’ai appelé « l’indiscipline dans la pensée », et il n’y manque même pas ce que j’ai dénommé « l’indiscipline contre sa propre sottise ». Celui qui s’interroge sur l’indiscipline gagnera donc à méditer la pensée d’Alain.

Reste alors la question de « l’indiscipline en acte », c’est-à-dire du refus d’obéir aux ordres, de manière non-violente. Alain ne propose ni l’objection de conscience comme Tolstoï, ni la désobéissance civile à la manière de Gandhi ou de Martin Luther King.

Dans le numéro 118 de notre revuette, qui porte pour titre L’Esprit Critique, j’écrivais, de manière quelque peu abrupte, et sans apporter peut-être à ma pensée suffisamment de nuances :

« L’indiscipline – et c’est ce qui la différencie d’une philosophie qui ne serait pas une philosophie de l’action – implique nécessairement une action. « J’obéis, mais je ne respecte pas », écrit le philosophe Alain. Une telle philosophie est absolument impuissante contre les disciplineurs qui n'exigent que l'obéissance et les formes extérieures du respect, c’est-à-dire tout, car, sans la désobéissance, l’absence de respect purement intérieure n’est rien : qu’importe l’absence de respect, si elle respecte les formes extérieures du respect ? et si, non contente de les respecter, elle va jusqu’à obéir ? Aussi François Boron qualifiait-il Alain d’anarchiste de salon, et affirmait-il : « l’indiscipline est la force principale de l’indisciplineur ». Il conviendrait plutôt de dire, poursuivait-il : « Je respecte, mais je n’obéis pas. » Au soldat serbe qui ordonnait à un civil bosniaque : « Creuse ta tombe, ou je te tue ! », l’indisciplineur bosniaque répondit : « Tu peux me tuer, mais je ne creuserai pas ma tombe. »

Sans doute, dans ses paroles, François Boron n’employait-il pas le mot « respect » dans le même sens qu’Alain. Par respect, il entendait le respect de la personne humaine, non le respect de la folie guerrière.

Alain voit les choses autrement. En écrivant Mars, ou la Guerre Jugée, ou certains Propos, il croit pouvoir faire des remarques « capables de changer un peu les opinions communes touchant la guerre et la paix », – et certes Alain analyse remarquablement les passions et les pouvoirs –.

« Cela posé, poursuit-il, et qu’il plaise ou non à messieurs les politiques, je prends l’occasion de dire encore une fois que cette licence d’écrire est naturellement payée, selon mon opinion, de la résolution d’obéir. Je comprends la vie en société de cette façon que, s’ils sont tous fous de la même manière, à mon estime, ce jugement ne me dispense point du tout d’agir avec eux ; et s’ils se mettent au danger, il n’y a point de raison pour que je n’y sois pas aussi, selon l’âge et les forces. Ce que j’en dis n’est point prudence, ni ruse. C’est doctrine longtemps méditée, et déjà une fois appliquée. Maintenant il m’est bien permis de rire un peu en considérant que cette sagesse, qui me fut plus d’une fois pénible, équivant à la manœuvre la plus rusée. Ainsi je n’aurai point la gloire d’être en prison ; et vous n’aurez pas, amis, la peine de m’y apporter des oranges. »

« La vie en société » ! Mais la guerre ne propose-t-elle pas plutôt la mort en société ? Et « si tous sont fous de la même manière », faut-il se joindre à la folie commune ?

Tant que tous sont fous, la place d’un indisciplineur est en prison. Il ne sera d’ailleurs pas nécessairement un cas unique.

« Séverine propose la grève aux armées, écrit Alain. Il faut dominer les sentiments généreux aussi, et penser juste, autant qu’on pourra. Certes, si nous avions en France quelques milliers de femmes qui ressemblent à celles-là, aucune guerre ne serait possible. Mais enfin les femmes de ce modèle se sont comptées en l’an quatorze ; elles étaient bien trente. » – Trente, c’est un beau début. Et combien de femmes semblables en Allemagne ? Combien dans d’autres pays ? Combien de citoyennes et de citoyens du monde ?

« L’opinion est si forte… », continue Alain. Mais l’indiscipline est la force principale de l’indisciplineur, et il ne se soumet pas à l’opinion, encore moins à l’instinct grégaire. Il faut apprendre à penser non, comme le dit Alain. Peut-être faut-il apprendre aussi à dire non.


*


L’indiscipline postule que le pouvoir ne se limite pas au pouvoir politique et au pouvoir militaire, – et qu’il existe aussi dans d’autres domaines de la vie, dans les entreprises, dans les institutions, à la télévision, dans la presse, dans la publicité, et aussi dans tous les groupes constitués. L’un d’entre nous, Sébastien, s’est même efforcé de mettre en évidence ce qu’il appelle « le pouvoir littéraire ». Ce serait un énorme travail que de comparer, sur toutes ces questions, la pensée d’Alain et l’indiscipline telle que nous la concevons. Nul doute que le livre de François Boron, quand il sera publié, comblera en partie cette lacune.


Michel VALTIN


Maurice Hénaud a publié, dans notre numéro 88, un article intitulé : Alain, professeur de philosophie et écrivain. Voir


Maurice Hénaud.


Un site très riche est voué à l’œuvre d’Alain et à son influence :


http://alinalia.free.fr


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